Le Torrent et l'Églantier

 

 

 

 

II bondissait de rocher en rocher par folles cascatelles, ce ruisseau bavard et vaniteux, à peine plus large que la feuille du nénuphar qui croissait sur ses flots, mais réveillant de son clair murmure tous les échos de la montagne. L'hiver, on le décorait du nom de torrent. Alors, il ne chantait plus, il rugissait.

On était aux premiers jours sombres et tristes de décembre. Une modeste églantine, dépouillée de ses charmes par les précoces gelées, balançait de ça de là au gré du vent, sur l'onde capricieuse, ses longues tiges flexibles et dénudées, naguère couvertes de corolles roses et de feuilles brillantes comme l'émeraude. Ses racines s'étaient infiltrées dans les fissures du granit qui fermait les falaises en miniature entre lesquelles se précipitaient les flots bruyants et folâtres. L'écume et l'onde brisée rejaillissaient souvent sur elle. Paisible églantine : elle était le jouet de son turbulent voisin.

La tourmente avait sévi durant la nuit dernière sur le haut de la montagne, et les premières neiges enflaient le cours du bravache ruisseau. Fatigué par les secousses de la tempête, presque déraciné, l'arbrisseau laissait pendre languissamment ses rameaux épuisés jusque dans les eaux qui passaient à ses pieds, emportées dans leur course vertigineuse. C'en était assez pour exciter la colère de l'irascible torrent.

- Jusques à quand souffrirai-je ton audace, s'écria-t-il ,soudain, présomptueux arbuste? Penses-tu entraver mon cours et m'opposer un obstacle? Retire-toi, insensé, et ne trouble point mes ondes dans leur marche rapide !

Le ruisseau parlait en tyran. Il avait pour lui la force et Dieu sait si ceux qui possèdent la force en abusent souvent vis-à-vis du faible.

La patiente églantine garda d'abord un prudent silence. Ainsi l'ont les opprimés. Longtemps elle ne laissa échapper ni un soupir, ni un murmure. A la fin, voyant que l'ennemi continuait, la menace et tordait déjà ses faibles branches dans un redoublement de fureur, fatiguée de souffrir, et à bout de patience, elle osa, quoique timidement, élever la voix :

- Impitoyable torrent, apaisez votre colère! Pourquoi la discorde se mettrait-elle entre nous, enfants tous deux de la montagne qui toujours avions vécu en frères? La fraîche humidité de vos ondes entretenait ma vie et abreuvait mes racines altérées sur mon lit de rocher. Pendant la chaleur de l'été, vous rafraîchissiez mon feuillage flétri par le soleil et y faisiez briller mille perles étincelantes. Et moi, je vous rendais de mon mieux la pareille. Au premier sourire du printemps, j'ornais vos rives rocailleuses de mes guirlandes de feuilles et de fleurs. La douce fauvette venait chanter sur mes branches et charmait la monotonie de votre sauvage existence. Aux jours brûlants de la canicule, quand, à demi desséché par les rayons du soleil, vous craigniez chaque jour de voir tarir votre source, je vous ombrageais d'un berceau de feuillée et vous conservais la vie à mon tour. Pourquoi donc aujourd'hui vous irriter contre moi, si la fatigue m'oblige à me reposer un instant sur vos ondes? Je suis, il est vrai, dépouillé des ornements que me donna le renouveau, mais à défaut de fleurs, mes baies écarlates comme le précieux corail orneront encore cet hiver vos rives glacées et vous plaire sera toujours mon bonheur.

Ces douées et amicales paroles n'eurent d'autre effet que d'augmenter l'irritation du torrent.

- Chétif arbrisseau, tu oses me répondre, me reprocher tes prétendus bienfaits, me taxer d'ingratitude !

Ce disant, réunissant ses ondes et grossissant ses flots, il les lance avec furie contre le bloc de granit aux fissures duquel se cramponne notre églantine. Le roc résiste quelque temps à ce choc imprévu et brutal, mais enfin, il cède, se brise, et s'abîme de précipice en précipice jusqu'au fond de la vallée avec la plante infortunée dont l'existence était liée à la sienne.

La violence trouve un prompt châtiment. Ce roc était comme la clef de voûte des assises de la montagne. Sa chute entraîna la chute des blocs voisins. L'ébranlement se communiqua haut et loin. Une avalanche terrible se précipita comme la foudre du sommet de la hauteur, entraînant et les neiges éternelles, et les sapins séculaires, et les quartiers de rocher, que le temps n'avait pu entamer, ravageant, et nivelant tout dans sa course dévastatrice. Quand elle eut passé, on cherchait en vain le lit où naguère coulaient les eaux bruyantes du torrent, et le silence était rendu aux échos d'alentour.

Oh ! n'abusons jamais de la force. Individus ou peuples, nous serions châtiés, tôt ou tard, mais infailliblement. Il est au ciel un Vengeur du droit des faibles dont la juste colère punit l’oppression et la tyrannie, d'où qu'elles viennent. Sa  prédilection est pour le pauvre, l'oublié, l'infirme, pour ceux qui sont doux et humbles de cœur! S'il semble sommeiller parfois et les  livrer à leurs ennemis, prenez garde ! Terrible est son réveil !

 

JEAN VINCIGUERRA ( la semaine de Suzette/1921)

 

 

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